Sarkozy ou l’utilité d’un journalisme indépendant

Le procès de Nicolas Sarkozy et de l’argent libyen est en tous points historique. Pour la première fois dans l’histoire de la République, un ancien président est poursuivi pour corruption, association de malfaiteurs, détournements de fonds publics, blanchiment et financement illégal de campagne. Sans la presse indépendante et les quinze années d’enquête du journal Mediapart, ce scandale n’aurait jamais surgi.

Illustration Claire Robert

Cette fois, l’expression n’est pas galvaudée. Le procès de Nicolas Sarkozy, accusé d’avoir construit « un pacte de corruption inconcevable, inouï, indécent » avec la dictature Kadhafi, selon les termes du procureur, est à proprement parler historique.

Pour la première fois dans l’histoire de la République, un ancien président est poursuivi pour des faits d’une gravité exceptionnelle : « association de malfaiteurs », « corruption active et passive », « complicité de corruption », « recel de détournement de fonds publics » et « financement illégal de campagne électorale ».Avant toute condamnation définitive, Nicolas Sarkozy est présumé innocent.

Encore Sarkozy, diront certains, lassés d’une bataille judiciaire qui dure depuis des années et des cris d’indignation d’un homme politique aujourd’hui dévalué jusque dans son propre camp. Cinq procès en cinq ans, une condamnation définitive en décembre 2024 pour corruption et trafic d’influence dans l’affaire dite « Bismuth », l’homme comparaît sous bracelet électronique devant le tribunal de Paris dans cette affaire libyenne tentaculaire… La carrière judiciaire de Sarkozy peut sembler interminable et parfois bien répétitive.

Il faut pourtant prendre la mesure de ce qui est en train de se produire. Et regarder au-delà de l’homme, de ses proches et lieutenants également accusés. Ce procès est aussi celui d’une République devenue délinquante, elle-aussi corrompue par un présidentialisme toxique qui génère financements illégaux et fraudes massives en plus d’un affaissement général du débat politique.

Les hommes politiques font-ils mine de s’inquiéter du gouffre abyssal qui sépare la société et ses représentants ? Qu’ils se penchent donc sur une réforme démocratique d’institutions vérolées où, année après année, se multiplient les scandales, jusqu’à cet acmé qu’est l’affaire de l’argent libyen pour l’élection présidentielle de 2007.

Nicolas Sarkozy « qui conclut un pacte de corruption avec un dictateur sanguinaire, terroriste, n’abîme-t-il pas l’image même de la France ? », a demandé au tribunal le procureur Quentin Dandoy. « Force est de constater que derrière l’image de l’homme public, du ministre, du président de la République, se dessine la silhouette d’un homme porté par une ambition personnelle dévorante, prêt à sacrifier sur l’autel du pouvoir les valeurs essentielles que sont la probité, l’honnêteté et la droiture dont il devait pourtant être l’incarnation ».

 Depuis 1995 au moins, et les fraudes avérées dans les financements des campagnes présidentielles d’Edouard Balladur et de Jacques Chirac, la quasi-totalité des campagnes pour la conquête de l’Elysée ont donné lieu à des détournements, des fraudes, de l’argent sale. Ces manipulations ont été documentées, bien plus rarement portées devant le tribunal, tant la monarchie présidentielle, qui est le cœur de notre système politique, s’est construite dans une impunité quasi-revendiquée. En ce sens, le procès de l’argent libyen de Sarkozy peut être d’une immense utilité démocratique si la société et les politiques s’en saisissent.

Ce procès a une autre vertu : démontrer audience après audience l’utilité du journalisme indépendant. Beaucoup l’ont oublié, mais l’affaire libyenne ne démarre pas dans le cabinet d’un juge d’instruction ou le bureau d’un policier.

Elle se dessine dès l’été 2011 au sein d’un journal alors bien peu connu, lancé seulement trois ans plus tôt, et d’une rédaction comptant à peine trente journalistes. Il s’agit de Mediapart, qui a mis au cœur de son projet éditorial ce qu’on appelle « l’enquête d’initiative ». Il ne s’agit pas de dévoiler des enquêtes judiciaires en cours, procès-verbaux, bouts de dossier d’instruction, mais bien de révéler des faits nouveaux, soigneusement engloutis, en produisant des témoignages et des documents.

A l’été 2011, Mediapart commence ainsi à publier une série d’articles titrés « Les documents Takieddine ». L’intermédiaire dans les grands marchés d’armement est alors quasi-inconnu mais Mediapart a pu accéder à des milliers de documents et photos qui détaillent ses affaires, ses réseaux, ses liens politiques en France et à l’étranger.

Les premiers articles détaillent son rôle dans l’affaire Karachi puis dans des contrats avec l’Arabie saoudite. Les commissions se comptent en centaines de millions. Il n’est pas encore question d’argent libyen mais déjà les liens avec la Sarkozie apparaissent au grand jour.

Jusqu’à l’automne, Mediapart publie une vingtaine d’articles. Ces révélations se heurtent au silence quasi-général de la presse et au mutisme de l’audiovisuel. Aucune reprise, les « grands médias » ignorent quand, fort de rédactions de dizaines ou centaines de journalistes, ils auraient pu eux-aussi enquêter. L’AFP tord le nez et se met en service minimum, la classe politique se tait.

A partir de l’automne, les contours du scandale libyen commencent à apparaître. Les deux journalistes de Mediapart, Fabrice Arfi et Karl Laske, multiplient les documents. Durant presque quinze ans, ils ne cesseront plus de travailler pour révéler des informations qui sont aujourd’hui au cœur du procès.

Deux ans après ces premiers articles, la justice se décide à se saisir de l’affaire. Le 13 avril 2013, une information judiciaire pour corruption est ouverte à Paris. Confiée aux juges Serge Tournaire et René Grouman, elle vise un éventuel soutien financier de la Libye à la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy de 2007. L’enquête judiciaire durera dix ans.

Nicolas Sarkozy, durant ces années, a lui table ouverte dans les différentes télés et médias amis, par exemple Le Figaro. Les 20h de TF1 et de France2, les interviews long format et « exclusives » sur BFM-TV… « Fable », « plaisanterie », « ignominie », l’ancien président n’est pas avare de qualificatifs pour répondre à de molles questions de journalistes qui, trop souvent, semblent presque s’excuser d’aborder l’affaire libyenne.

C’est aussi ce que dit aujourd’hui ce procès : la faiblesse de la presse française. Ne généralisons pas, des médias et émissions télé ont bien heureusement détaillé l’affaire libyenne, ont prolongé par leurs propres enquêtes les informations de Mediapart. Mais dans l’ensemble, ce qu’il est convenu d’appeler la « presse mainstream », ces « grands » médias propriété de milliardaires souvent proches de Sarkozy (Bolloré, Lagardère, Bouygues, Dassault, pour ne citer qu’eux) n’a cessé de rester en retrait, quand elle n’attaquait pas Mediapart, comme dérangée par la révélation de ce qu’est la face obscure du sarkozysme.

Au final, si on laisse de côté les identités des protagonistes, Sarkozy et Mediapart, que reste-t-il ? Un journal totalement indépendant, ayant placé l’enquête au cœur de sa proposition éditoriale, fait chavirer le pouvoir politique en révélant des pratiques massives de corruption construites dans l’appareil d’Etat et l’exécutif politique. C’est une belle démonstration de la nécessité de l’indépendance de la presse et du journalisme, de son utilité, de son souci de l’intérêt public, au service des citoyennes et citoyens.

François Bonnet

Président du FPL

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