Un rapport de l’Assemblée nationale sur la mise en application des « droits voisins » montre comment les plateformes numériques manœuvrent pour contourner la loi et entretiennent l’opacité sur les bénéfices réalisés en utilisant les contenus des médias sans les rémunérer.
C’est une bataille à plusieurs centaines de millions d’euros qui est engagée entre la presse, d’une part, et les grandes plateformes numériques, Google en tête mais aussi Facebook, Microsoft, Apple et les autres. L’enjeu est l’application effective de la loi de juillet 2019 sur les « droits voisins de droits d’auteur ».
Cette loi est la transposition d’une directive européenne d’avril 2019 et énonce un principe simple : les plateformes doivent, au titre de la propriété intellectuelle et du droit d’auteur, rémunérer les contenus de presse abondamment utilisés, pas seulement dans l’indexation classique faite par les moteurs de recherches mais, de plus en plus, dans des espaces dédiés de ces plateformes, rubrique actualités, fil d’actu, etc. En reprenant les titres, chapôs, extraits même courts, photos, des contenus des journaux, ces plateformes pillent aujourd’hui les productions des médias sans aucune contrepartie financière.
Dans cette bataille entre éditeurs de presse et Gafam, un rapport d’une mission de l’Assemblée nationale, rendu public le 12 janvier après avoir été adopté à l’unanimité, livre des informations et des recommandations qui satisferont la quasi-totalité des éditeurs de presse. Ce rapport peut être lu ici.
Cette mission pointe en premier lieu l’extraordinaire opacité entretenue par les plateformes sur les revenus qu’elles tirent de l’exploitation des contenus presse. On connaissait l’ingéniosité de Google et de Facebook pour échapper à l’impôt en France et dans la plupart des pays européens. On sait aussi que les plateformes ont capté l’essentiel de la publicité numérique (elles pèsent aujourd’hui 75% de la publicité en ligne), asséchant une ressource traditionnelle des médias. Les voilà désormais au cœur de la chaîne de valeur organisant les entreprises de presse : les contenus.
Or, note la mission parlementaire, « Le fait le plus marquant du travail qui a été conduit est le manque de transparence des acteurs du numérique ». Comment décider d’un montant de rémunération des médias au titre des droits voisins si les revenus des plateformes demeurent secrets ? « Évaluer la justesse de la rémunération proposée implique de lever l’opacité du fonctionnement des plateformes et des revenus qu’elles tirent de l’exploitation des données des tiers », souligne le rapport.
Les négociations engagées depuis plusieurs années entre plateformes et éditeurs l’ont établi : ces dernières se refusent à transmettre des données fiables sur les revenus qu’elles tirent des contenus médias. C’est pourquoi Google et Facebook se sont jusqu’alors contentés de proposer à une poignée d’éditeurs triés sur le volet, une rémunération forfaitaire, sorte de licence non indexée sur des indicateurs transparents.
Le rapport parlementaire donne pour la première fois des éléments d’évaluation de ces revenus et, donc, des sommes en jeu dans les négociations à venir. Auditionné par les députés, Jean-Marie Cavada est depuis l’automne dernier le président d’un organisme de gestion collective (OGC) appuyé sur la Sacem et le CFC (Centre français de copie) qui entend négocier ces droits voisins avec les plateformes. L’ancien député européen fut l’un des artisans de la directive européenne de 2019.
Jean-Marie Cavada, dénonçant sur tous les tons les manœuvres des plateformes, a livré l’estimation suivante. « Si l’on regarde l’étendue des prédations, c’est probablement entre 800 millions et un milliard d’euros [par an] qui échappent à l’économie de la démocratie à travers la presse », a-t-il affirmé ( voir ici son audition).
Cette évaluation est en ligne avec le travail effectué par les médias allemands (lire page 56 du rapport). Certains d’entre eux ont également créé un organisme de gestion collective, Corint media, pour négocier avec les géants numériques. L’organisme demande au seul Google 420 millions d’euros ! Si l’on étend ce calcul à l’ensemble des médias allemands et à l’ensemble des plateformes, nul doute que le montant global sera très sensiblement plus élevé.
L’autorité française de la concurrence a condamné Google à 500 millions d’euros d’amende pour ne pas avoir négocier de « bonne foi » ces droits voisins avec la presse, se contentant de distribuer quelques millions d’euros dans des accords bilatéraux et secrets avec quelques titres. Récemment, le syndicat des éditeurs de la presse magazine a de nouveau saisi l’Autorité de la concurrence pour que de vraies négociations s’engagent enfin.
La mission parlementaire aborde un autre point particulièrement sensible. Quelques titres ont négocié en direct avec Google et Facebook au détriment de l’ensemble des médias, dans une démarche là encore secrète et bien peu solidaire. Dès novembre 2020, Le Monde, Le Figaro et Libération, ainsi que Courrier international, L’Obs, et L’Express ont ainsi conclu des accords avec Google. Accords secrets, dont des montants ont tout de même fuité dans les mois qui ont suivi : 2 millions d’euros par an pour Le Monde et Le Figaro, 1 million pour Libération et 10 millions pour l’accord récemment passé avec l’AFP.
Puis l’APIG, collectif regroupant certains titres d’information politique et générale mais pas toutes les familles de presse, a également conclu en janvier 2021 avec Google et Facebook des accords confidentiels prévoyant les versements par Google et Facebook de 20 millions d’euros par an (lire cet article).
Le cavalier seul de ces médias ou collectifs est fortement dénoncé par le rapport parlementaire : « Votre rapporteur regrette que le secret des affaires lui soit opposé pour la consultation des accords individuels passés entre les éditeurs et les plateformes. Il n’y a par conséquent aucune garantie que ces accords n’ont pas produit de telles discriminations ».
Pire, ces accords s’apparentent à la mise en place d’une rente privée par des titres qui s’accaparent déjà l’essentiel des aides publiques aux médias. De nouvelles distorsions de concurrence naissent qui menacent le pluralisme de la presse. « Votre rapporteur considère que l’enjeu en termes de pluralisme de la presse est important et les accords pourraient avoir des répercussions, à terme, sur l’ampleur du soutien public à la presse et sur la redistribution de ces revenus aux journalistes. Pour cette raison, votre rapporteur recommande que l’intégralité du contenu des accords soit rendue publique », indique le rapport.
Adoptée il y a deux ans et demi, la loi sur les droits voisins n’est ainsi toujours pas appliquée, regrettent les parlementaires. L’extrême complexité technique de ce dossier masque un enjeu politique décisif : le pluralisme la presse, l’indépendance du journalisme sont aujourd’hui menacés par l’emprise grandissante des plateformes sur les conditions de production de l’information. Seule une négociation collective, transparente et équitable de ces droits voisins permettra de sortir par le haut de cette affaire. Réponse dans les mois qui viennent.
François Bonnet (FPL)