«  Les artisans de presse »

Entretien avec
Valérie Jeanne-Perrier

 

Le Fonds pour une presse libre, ses missions, ses moyens vu par Valérie Jeanne-Perrier, professeur et directrice de l’école de journalisme du Celsa-Sorbonne Université et membre du conseil stratégique du Fonds pour une presse libre. Cet entretien est publié dans la Revue Esprit de septembre 2022.

Depuis trois années, le Fonds pour une presse libre, auquel participe Valérie Jeanne-Perrier en tant qu’experte du conseil scientifique de cette structure indépendante, propose des appels à soutiens financiers destinés à des médias émergents francophones. Les candidats aux soutiens ont en commun de valoriser la participation de leur public à leur ligne éditoriale et à leur modèle économique. Le Fonds pour une presse libre accompagne cette double logique participative afin de soutenir et de favoriser un écosystème de médias indépendants. Loin des discours déplorant la fin du journalisme et des liens de confiance entre lecteurs et journalistes, ce vivier de plus de cent petites structures, encore souvent fragiles dans leurs modèles économiques, fait vivre un espace public favorisant des formats particuliers, ceux de l’enquête et de l’inclusion des publics dans l’établissement de petites entreprises de presse. Le modèle artisanal, l’échoppe de presse aux structures financières soutenues contre les mastodontes concentrés de l’information, peut-il renouveler les médiations journalistiques pour faire vivre une certaine idée du pluralisme ?

Quel est le contexte d’émergence de ce nouvel écosystème discret de médias de territoires et de relations resserrées entre éditeurs et récepteurs ?

Ce contexte est fortement lié au mouvement général de développement des médias numériques dans les grands médias nationaux. Ce mouvement a, d’une part, et en quelque vingt-cinq années, progressivement changé les relations entre les publics et les journalistes. Il a, d’autre part, déstabilisé les normes professionnelles et les modèles économiques des médias. Parmi les mouvements les plus patents de ce contexte général de mutations des contextes journalistiques, se trouve l’accélération de la standardisation des formats médiatiques, elle-même liée aux dispositifs actuels subissant principalement l’emprise des supports technologiques et l’automatisation des procédures d’écriture, venues des plateformes et des systèmes de management de contenus.

Les écritures comme les discours journalistiques sont pris dans des réseaux mondiaux de techniques d’éditorialisation et de modèles économiques, obligeant les journalistes et les fondateurs de médias à faire preuve d’une très grande créativité pour pouvoir permettre à un espace public dynamique, constructif et délibératif de continuer d’exister dans les médias institués. Les « petits » médias naissent aussi dans ce sillon particulier, car les outils techniques de création, de diffusion et de professionnalisation du suivi marketing, notamment par la mise en place de campagnes de financement participatifs appuyés sur des structures ouvertes, sont devenus accessibles et peu onéreux. En revanche, ces petits médias, bâtis par des équipes restreintes, de moins d’une dizaine de personnes fonctionnant en réseau, dans un esprit artisanal, ont souvent besoin d’aide et d’accompagnement afin de se professionnaliser. C’est sur cette observation que l’initiative du Fonds pour une presse libre s’est constituée, déplaçant la focale du pluralisme nécessaire en démocratie vers de petites échoppes journalistiques, agiles et ouvrant à des sujets peu traités dans les autres médias. Les journalistes de ces structures particulières tentent de continuer à pratiquer les fondamentaux de leur métier, tout en devenant des entrepreneurs médiatiques et en établissant des relations à leurs publics fondées sur un rapport à l’argent très clairement affiché comme le nerf de la poursuite de l’aventure éditoriale. Les lecteurs et auditeurs de ces médias semblent parfaitement s’en accommoder, puisque le niveau des dons pour la campagne de fin 2021-début 2022 a permis au Fonds pour une presse libre, intermédiaire émergent entre les publics et les journalistes, d’atteindre une somme de plus de 162 000 euros, ensuite entièrement répartis entre plusieurs lauréats d’un appel à soutien émis au début de l’année 2022.

Quels sont les médias candidats ? Ont-ils des lignes éditoriales similaires ?

Si les discours de la déploration font florès pour souligner les contraintes, les pertes, les manquements des journalistes et de leurs employeurs en général, les candidats aux aides proposées par le Fonds pour une presse libre (subventions et aides remboursables) ont tous en commun de proposer des innovations éditoriales en matière de sujets et de formats, même si l’enquête semble être désormais le genre phare, comme s’il s’opérait une sorte de distribution politique des formats : à droite, les formes brèves, le modèle de l’information en continu importé des médias dominants et, à gauche, l’enquête, la contre-observation par immersion, en rappel des pratiques légendaires des journalistes. Ces petites échoppes médiatiques privilégient donc l’enquête de terrain, avec des journalistes pigistes qui vont disposer de temps. Ce terrain peut être varié, allant du très local et rural à l’international, en réseau de journalistes spécialistes d’une zone ou d’une thématique particulière.

Comment décrire les contrats de lecture de cet écosystème indépendant de « petits médias » ?

Au cœur de leur contrat de lecture, on trouve l’idée que les publics viennent découvrir et suivre des informations qui ne se trouveront pas ailleurs. La notion d’actualité n’est pas pertinente dans ce cadre. Il s’agit davantage de faire vivre un espace public des idées et des sujets, avec un sens directement utile à ceux et celles intéressés par ces médias. Et pour faire vivre cet espace public concret, proche, la relation est claire : il faut mettre la main au porte-monnaie. L’information a un prix ; les journalistes travaillent pour aller la chercher ; il faut donc payer le média. Cette logique économique n’est pas effacée ni évacuée des supports ; elle est même l’objet d’un discours d’escorte très présent dans les pages des sites et mise au premier plan dans les supports d’accompagnement de ces médias. Cela semble fonctionner, car même si le don et l’abonnement spontanés nécessitent un suivi lourd, que ces médias veulent professionnaliser en venant chercher le réseau de lauréats constitué par le Fonds pour une presse libre, ces médias affichent des niveaux de pages vues et des taux de connexion souvent tout à fait honorables. Cette dynamique en construction, en réseau d’acteurs actifs, tend alors à démontrer qu’il est possible d’établir un contre-système des médias, éloigné des tendances lourdes à la concentration économique des médias au sein de vastes oligopoles, marqués par la logique journalistique globale de l’accélération du temps de l’actualité et son corollaire, la condensation des temps de l’enquête et de l’écriture, et par le délitement des liens entre les journalistes et leur audience.

Quelle est la répartition territoriale de ces médias aidés ?

Sur trois années d’existence, le prisme de la participation au comité scientifique a permis d’observer un foisonnement d’initiatives journalistiques, principalement en régions, en France et en Europe. Ces initiatives laissent entrevoir que le maintien et l’entretien de liens forts entre les producteurs d’information et les usagers, par des efforts constants, affichés dans les discours d’introduction, les éditoriaux, etc., permettent de faire vivre de petites structures artisanales, soutenues par un écosystème de fonds, de subventions, de conseils et de reconnaissances institutionnelles étatiques, syndicales et associatives. Ce foisonnement, au positionnement éditorial souvent plutôt situé à gauche de l’échiquier politique, s’appuie paradoxalement sur les logiques fortement capitalistiques des plateformes de financement participatif, en en empruntant les vocables et techniques d’enrôlement des publics. Ces logiques, inspirées à la fois des techniques informatisées des plateformes de financement participatif et des logiques de circulation des relations des réseaux sociaux, entraînent les journalistes à devenir des entrepreneurs de leur propre structure et à croiser, dès les débuts de leur entreprise, les logiques éditoriales et entrepreneuriales, afin de trouver des équilibres financiers garantissant leur liberté et leur indépendance – loin des logiques plus complexes de prises de participation1. Ce prisme des dossiers expertisés et réunis par les trois appels du Fonds pour une presse libre permet également de saisir les permanences dans les discours journalistiques sur les rôles médiateurs de ces professionnels de l’information : pour eux, le maintien des conditions d’un fonctionnement démocratique équilibré repose toujours et avant tout sur un pluralisme de l’information indépendante. Cette indépendance se mâtine, dans l’ensemble observé, d’un discours entrepreneurial totalement assumé, au cœur duquel se trouve la nécessité de faire prendre conscience aux usagers que l’information se paie. L’entrepreneuriat se double alors d’une vocation pédagogique forte, qui consiste à éduquer le public à ces questions économiques, par une restitution claire des comptes de l’entreprise soumise à la vision d’un organisme indépendant et constitué par des pairs et des experts. Cette logique entrepreneuriale en réseau et assumée permet alors d’observer une rupture forte dans les représentations professionnelles actuelles des journalistes. Aujourd’hui, lorsque certains d’entre eux fondent des médias, dans un espace public en perpétuelle transformation, que certains courants de recherche nomment à juste titre des « médiamorphoses2 », ils n’hésitent pas à parler argent. Ils construisent les médiations éditoriales sur ce lien économique fondamental imposé en arrière-plan par les logiques énonciatives imposantes des plateformes : elles organisent les modalités du suivi, des circulations des informations, des abonnements et des dons.

Au total, émergent des médias indépendants aux contrats de lecture très spécialisés, aux économies, certes précaires, mais s’appuyant sur un écosystème solide de reconnaissance et de subventions et supports spécifiques, portés à la fois par les éditeurs numériques, via le Syndicat de la presse indépendante de l’information en ligne et la direction des médias du ministère de la Culture et de la Communication, ainsi que par la Commission paritaire des publications et agences de presse. Cet écosystème est encore balbutiant, mais il est aussi secondé par des actions ponctuelles d’appels à l’indépendance d’acteurs impliqués, comme le portail de Bastamag avec la mobilisation numérique sur Twitter et le lancement du hashtag #chezlesindépendants, appel dont l’objectif était aussi d’appeler aux dons à faire parvenir aux réseaux de sites « amis » de ce média particulier. Cet ensemble de médias porteurs de nouvelles médiations est relativement récent et se démarque par une farouche volonté d’indépendance éditoriale et financière. Ce sont de petites structures dont les journalistes sont les fondateurs. La militance supposée et par ailleurs critiquée de ces créateurs journalistiques est souvent mise entre parenthèses dans les premières années de vie de leurs médias, car la dimension entrepreneuriale des projets suppose que de nouvelles compétences soient rapidement acquises par ces médias, fortement ancrés dans leurs postures éditoriales mais fragiles dans leurs fondements économiques.

La publicité est-elle présente dans cet espace particulier ?

Cet ensemble de médias est marqué par l’absence totale de publicité commerciale et d’hybridation entre information et publicité. Cette « pureté » journalistique participe de l’identité constituée par le groupe, dès lors conduit à rechercher des sources de financement variées pour établir des projets d’entreprises viables à court et moyen termes. Ce point précis amène alors une autre hybridation, « imprévue » au commencement des aventures médiatiques et journalistiques : celle du mélange des discours éditoriaux à des arguments appelant aux dons, à l’abonnement et à l’engagement financier en général. Cette logique particulière est abondante sur ces sites et applications, qui vont alors se trouver face à un paradoxe important. Il faut dans le même temps tenir un discours engagé et engageant moralement, dont le but commun mis en avant est la construction et le maintien de l’indépendance éditoriale et financière du média, grâce aux soutiens ainsi créés entre les journalistes, les lecteurs et le média. Au-delà, l’arrière-plan politique est de faire vivre un espace public marqué par le débat, la parole libre, un monde commun en lutte contre la concentration financière des médias les plus anciens, institués et dépendants de grands groupes industriels. Il ne s’agit pas de se positionner classiquement à gauche ou à droite d’un panorama éditorial, mais d’y substituer une autre vision du monde, celle d’acteurs agissant au nom de classes dominées contre des médias concentrés et appartenant à des acteurs économiques surpuissants, dominants et parfois eux-mêmes soumis à des méta-médias globaux, tels que Google, Meta, etc., dont il s’agit d’emprunter les codes sans s’y soumettre totalement.

Propos recueillis par Éric Bertin et Jean-Maxence Granier

  • 1. Voir notamment les propositions de Julia Cagé, Sauver les médias. Capitalisme, financement participatif et démocratie, Paris, Seuil, 2015 ; Julia Cagé et Benoît Huet, L’information est un bien public. Refonder la propriété des médias, Paris, Seuil, 2021.

  • 2. Voir Emmanuël Souchier, Étienne Candel et Gustavo Gomez-Mejia, avec la collaboration de Valérie Jeanne-Perrier, Le Numérique comme écriture. Théories et méthodes d’analyse, Paris, Armand Colin, 2019.

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