Les sales habitudes de l’État français contre le journalisme indépendant

Les 39 heures de garde à vue infligées à la journaliste Ariane Lavrilleux par les policiers de la DGSI sont une escalade supplémentaire dans la répression d’un journalisme d’enquête indépendant. L’objectif est toujours le même : empêcher la publication d’informations d’intérêt public qui éclairent les arrière-cours de la politique gouvernementale.

L’ampleur des protestations des organisations et collectifs de journalistes dit la gravité des faits. Les dix heures de perquisition à domicile et 39 heures de garde à vue infligées, mardi 19 et mercredi 20 septembre, à la journaliste Ariane Lavrilleux, interrogée par des enquêteurs de la DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure), est un événement presque sans précédent par sa brutalité. Bien évidemment, le Fonds pour une presse s’affirme totalement solidaire d’Ariane Lavrilleux et de ses collègues.

Journaliste à Disclose, un site d’investigation indépendant (que le Fonds pour une presse libre a aidé en 2021), Ariane Lavrilleux est la co-autrice d’une série d’enquêtes sur les ventes d’armes de la France à l’étranger. Elle a en particulier participé aux révélations faites par ce site sur l’opération militaire Sirli, en Égypte. En novembre 2021, les journalistes de Disclose s’appuyaient sur plusieurs centaines de documents « confidentiel-défense » pour documenter une campagne d’exécutions arbitraires orchestrée par la dictature égyptienne du maréchal Al-Sissi, avec la complicité de l’État français.

D’autres enquêtes de Disclose avaient auparavant révélé l’utilisation d’armes françaises livrées à l’Arabie saoudite dans la guerre au Yémen et la possible implication de la France dans des crimes de guerre et crimes contre l’humanité.

Pour l’équipe de Disclose, l’offensive des services français, dans le cadre d’une enquête judiciaire pour compromission du secret de la défense nationale et révélation d’informations pouvant conduire à identifier un agent protégé, a un objectif premier : « Identifier nos sources ayant permis de révéler l’opération Sirli en Egypte». Mathias Destal, cofondateur du site d’investigation, dénonce « une violation manifeste grave et inquiétante du secret des sources ». « C’est une escalade dans un système d’intimidation et de répression sur les journalistes qui font leur métier. On franchit un cap », ajoute-t-il.

Sans secret des sources, c’est-à-dire de confidentialité et de protection des informateurs, il n’est pas de journalisme possible. Il ne s’agit pas là d’un privilège de journaliste, comme l’ont régulièrement expliqué des responsables politiques de tous bords, assurant même que « les journalistes ne sont pas au-dessus des lois »(ce qui n’est nullement le cas). Le respect du secret des sources est une condition fondamentale de l’exercice de ce métier.

Toutes les chartes professionnelles et la loi elle-même garantissent (sous réserve de rares exceptions) ce secret des sources. Il constitue une des « pierres angulaires de la liberté de la presse », selon les termes de la Cour européenne des droits de l’Homme.

Dès lors l’obstination du ministère des armées, qui a déposé plainte contre l’équipe de Disclose, « représente une attaque sans précédent contre la protection du secret des sources des journalistes », s’indignent ce jeudi 21 septembre plus de 40 sociétés de journalistes dans un texte commun. « Cette situation gravissime, qui s’inscrit dans un contexte de multiplication des procédures contre les journalistes ces dernières années (convocations par la DGSI, tentative de perquisition d’une rédaction, …), doit mobiliser toutes les personnes attachées à la liberté d’informer en France », ajoutent-elles.

Reporters sans frontières a réagi sur X (ex-Twitter), craignant que « les démarches de la DGSI ne portent atteinte au secret des sources ». « Il est très préoccupant que le travail des journalistes enquêtant sur des sujets liés au domaine opaque de la défense fasse quasi systématiquement l’objet d’une enquête de la DGSI », a relevé Amnesty International France.

Car ces dernières années, avec le feu vert du pouvoir politique, les services ont multiplié intimidations et procédures contre des journalistes enquêtant sur les questions de sécurité et de défense. Dès 2019, Emmanuel Macron s’était livré à un exercice de « En même temps » pour justifier l’injustifiable. « Il y a la protection des sources, on la protège et j’y veille », avait-il assuré, avant d’ajouter : « Mais à côté de ça, il y a une sécurité nationale qui crée des obligations de réserve, on doit composer avec les deux. »

L’équipe de Disclose s’était expliquée auprès de ses lectrices et lecteurs sur la façon d’utiliser des documents classés « confidentiel-défense ». Dans leur texte commun, les sociétés de journalistes rappellent que « notre travail consiste précisément à publier des informations qui reposent sur des documents confidentiels couverts par toutes sortes de secrets, y compris du ‘’secret défense’’. Nous le faisons en responsabilité, sans sensationnalisme et en respectant les règles déontologiques qui régissent notre profession. ».

Cela n’empêche pas le pouvoir d’exercer des pressions répétées sur les journalistes. Des dizaines de journalistes ont été convoquées par la DGSI, ou par la police dans le cadre d’enquêtes préliminaires ouvertes par le Parquet. Enquêtes généralement abandonnées mais dont l’objet est de faire peur et de traquer les sources des journalistes.

Ainsi, en février 2019, le parquet de Paris tentait de perquisitionner les locaux de Mediapart, dans le cadre d’une enquête préliminaire, ouverte notamment pour « atteinte à la vie privée » dans l’affaire Benalla. L’État a été condamné pour ces faits en juillet 2022 dans des termes particulièrement sévères pour le Parquet : « La perquisition litigieuse n’était ni nécessaire dans une société démocratique ni proportionnée à l’objectif poursuivi ».

Cette condamnation n’a donc nullement découragé l’État de poursuivre ses offensives contre une presse qui fait son métier, tout son métier. Le refus d’Olivier Véran, porte-parole du gouvernement, de répondre mercredi à une question sur ce sujet, le silence de la ministre de la culture (en charge de la presse et de l’audiovisuel) dit le mépris de l’Exécutif envers ces questions fondamentales de liberté de l’information.

C’est d’autant plus grave, qu’à l’initiative d’Emmanuel Macron doivent s’ouvrir le 3 octobre les « états généraux de l’information » dont l’objectif affiché est de « lutter contre toutes les tentatives d’ingérence » et de « donner aux journalistes le meilleur cadre pour remplir leur mission essentielle ».

Devant durer jusqu’au printemps prochain, ces états généraux ne seront-ils qu’un « machin de communication » de plus, après grands débats, commissions, rapports et conventions diverses ? Les organisations de journalistes, ainsi que le Fonds pour une presse libre, sont déterminées à porter ces questions auxquelles le pouvoir refuse de répondre depuis des années : indépendance des rédactions, protection du secret des sources, levée du secret des affaires, accès aux documents administratifs, lutte contre les tentatives de censure et les pressions.

Il est urgent de reconstruire un droit à l’information, d’intérêt public et au service de toutes et tous. Nous reviendrons, dans de prochains articles, sur le détail des propositions du Fonds pour une presse libre.

François Bonnet

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