En écho à la crise du « JDD », une proposition de loi, signée par des députés de tous les groupes parlementaires à l’exception de LR et du RN, vise à donner aux rédactions « un droit d’agrément » sur la nomination du directeur ou de la directrice de la rédaction. Le FPL a rencontré l’élue écologiste Sophie Taillé-Polian, à l’origine de cette initiative, pour lui présenter ses propositions.
C’est une « mesure d’urgence » et une réponse politique à la crise majeure provoquée par l’arrivée du journaliste d’extrême-droite Geoffroy Lejeune à la tête du Journal du Dimanche. L’opposition de 95% de la rédaction et les quarante jours de grève n’y ont rien fait. Imposé par l’actionnaire Arnaud Lagardère avant la vente effective de son groupe à Vincent Bolloré, Geoffroy Lejeune est aujourd’hui aux commandes malgré le départ annoncé de la quasi-totalité de la centaine de journalistes du titre (ils ont jusqu’au 15 octobre pour se prononcer).
Cette « mesure d’urgence pour éviter un nouveau JDD » est donc une proposition de loi transpartisane signée en juillet par des députés de tous les groupes à l’exception du Rassemblement national (RN) et des Républicains (LR). Cette proposition (à lire ici) ne compte que deux articles et vise à conditionner l’attribution de fréquences radio ou télé ou le versement des aides publiques à la presse « à la mise en place d’un droit d’agrément des journalistes sur la nomination de leur directeur ou directrice de rédaction ».
Concrètement, pour prétendre à une fréquence ou à des aides publiques, « toute nomination d’un directeur ou d’une directrice de rédaction devra faire l’objet d’un vote d’approbation des journalistes employés par la rédaction ».
L’élue écologiste Sophie Taillé-Polian est à l’origine de cette initiative parlementaire et a reçu, mardi 5 septembre, deux représentants du Fonds pour une presse libre (FPL), sa directrice exécutive Charlotte Clavreul et son président François Bonnet. Auditionné en janvier 2022 par la commission d’enquête sénatoriale sur la concentration des médias, le FPL avait défendu plusieurs propositions visant à renforcer le pluralisme des médias et l’indépendance du journalisme, dont une mesure semblable à celle présentée dans cette proposition de loi (lire les propositions du FPL).
Nous avons donc saisi l’occasion de cette rencontre pour détailler nos propositions et plaider pour une réforme d’ampleur des législations sur l’audiovisuel et la presse. La loi de 1986 est unanimement considérée comme obsolète, n’empêchant en rien la concentration des moyens d’information, ou les détournements des conditions d’attribution de fréquences audiovisuelles. La loi de 2016 dite Bloche s’est révélée au mieux inadaptée, au pire inutile.
Nous avons également souligné l’inaction manifeste du pouvoir exécutif, Elysée comme ministère de la culture, qui a laissé depuis 2017 se multiplier les attaques contre le journalisme indépendant (lire notre précédent article). En juillet 2018, le président de la République Emmanuel Macron avait fustigé « des journalistes qui ne cherchent plus la vérité », disent « des fadaises », et des médias qui veulent se transformer « en pouvoir judiciaire ». Depuis les relations entre le pouvoir politique et les journalistes n’ont cessé de se dégrader.
Sophie Taillé-Polian reconnaît bien volontiers le périmètre très limité du texte proposé, assurant que bien d’autres mesures sont nécessaires pour « répondre aux enjeux auxquels sont confrontés aujourd’hui nos médias : concentration, transparence, pluralisme, avenir de l’audiovisuel public, lutte contre la désinformation, conditions d’exercice du métier de journaliste, etc. ».
Mais à ce stade, les signataires de cette proposition de loi tentent d’abord de faire en sorte qu’elle soit inscrite à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale. Ce qui n’est pas gagné ! Car même soutenue par une quarantaine de députés Renaissance, le gouvernement n’a pas fait part de son intérêt pour un tel texte et la présidence de la commission concernée souhaite attendre… Un examen, s’il survenait, pourrait se tenir à la toute fin de l’année. Même en cas de vote favorable, ce texte devrait ensuite franchir l’obstacle du Sénat où la droite, opposée à cette proposition, est majoritaire…
La construction de l’indépendance des rédactions reste ainsi en chantier depuis des décennies. L’argument principal avancé par les opposants à un « droit d’agrément » des journalistes sur la nomination de leurs responsables est le droit de propriété ! Comment des actionnaires pourraient-ils renoncer à ce qui est leur prérogative exclusive, la nomination des responsables de l’entreprise?, est-il systématiquement répondu à tous ceux qui mettent en avant le fait qu’un journal ou média d’information est d’abord un collectif de journalistes.
Or ce « droit d’agrément » des rédactions existe déjà, de manière diverse, dans trois journaux : Le Monde, Libération et Mediapart. Lors d’une récente modification de ses statuts, Mediapart a même ajouté « un droit de révocation » du ou de la responsable de rédaction par un vote de ses journalistes. Que l’on sache, un tel droit n’a en rien déstabilisé ces entreprises. Bien au contraire, il a contribué à consolider les collectifs de journalistes et à mieux les mobiliser.
Il y a plus de cinquante ans, un rapport officiel demandé par Georges Pompidou, plaidait déjà pour un tel dispositif accordé aux rédactions. Publié en décembre 1970, le rapport Raymond Lindon, du nom du premier avocat général à la Cour de cassation qui présidait la commission officielle, estimait urgente une réforme des entreprises de presse (lire ici un compte-rendu détaillé).
Parmi les mesures proposées, figurait déjà un droit de regard des personnels, « particulièrement des journalistes », sur les décisions majeures touchant la vie du journal : désignation du directeur, fusions (c’est-à-dire constitution ou changement d’actionnariat), fixation de la ligne générale du journal. « La commission est convaincue qu’il n’y a aucune contradiction entre l’exigence de prospérité qui s’impose aux entreprises de presse et un tel progrès de la participation », des journalistes et du personnel aux choix structurants de l’entreprise.
Dans la foulée de ce rapport, la Fédération française des sociétés de journalistes (une trentaine de sociétés affiliées) se mettait au travail pour « obtenir les garanties d’une information libre et responsable » et « faire prévaloir sur tous autres impératifs, à l’intérieur de leurs entreprises, l’honnêteté de l’information ».
En avril 1971, la Fédération rendait public un projet de nouveau « statut des entreprises de presse ». De larges parties de ce texte font encore aujourd’hui directement écho au débat sur le pluralisme et l’indépendance de la presse. Son article 4, par exemple, prévoit que « la société de journalistes devra participer au capital et au conseil d’administration, de gérance, de surveillance ou au directoire » de l’entreprise.
Son article 5 établit que « la société de journalistes devra participer obligatoirement aux grandes décisions touchant la mission intellectuelle de la presse, à savoir : la désignation du directeur de la publication ; les transferts de parts ou d’actions, les fusions ; la politique rédactionnelle ». Quant aux aides publiques, elles doivent être réservées exclusivement aux entreprises « qui sont de véritables entreprises d’information » et qui en acceptant la participation des sociétés de journalistes auront montré « le souci qu’elles ont d’assurer l’indépendance intellectuelle de la publication ».
On retrouve ainsi dans ce projet de statut les deux mesures de la proposition de loi aujourd’hui en attente d’examen à l’Assemblée nationale. La rapport Lindon et le travail de la Fédération française des sociétés de journalistes furent rapidement engloutis dans les aléas politiques de l’époque. Cinquante-trois ans plus tard, les termes du débat demeurent peu ou prou les mêmes. Faudra-t-il attendre encore un demi-siècle avant que pouvoir exécutif et législateurs daignent enfin construire un droit de l’information véritablement démocratique ?
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J’ai retrouvé trace du rapport Lindon et des travaux de la Fédération française des sociétés de journalistes dans le formidable livre de Jean Schwœbel, La Presse, le pouvoir et l’argent. Paru en 1968, réédité en 2018 (Editions du Seuil, collection La Librairie du XXIè siècle, 341 pages, 23 euros), ce livre est une passionnante histoire de la presse après la Libération et de la création des sociétés de journalistes.
Journaliste, Jean Schwœbel fut le créateur de la société des rédacteurs du Monde en 1951, lors de la crise qui opposa son directeur Hubert Beuve-Méry aux actionnaires. Président de cette société des rédacteurs durant vingt ans, Jean Schwœbel contribue à la création, en 1967, de la Fédération française des sociétés de journalistes, organisme qu’il co-préside avec Denis Perier-Daville, président de la société des rédacteurs du Figaro.
François Bonnet