« Point de gouvernement représentatif sans liberté de la presse ». Cette phrase tirée du pamphlet de Chateaubriand, De La Monarchie Selon La Charte, publié en 1816 devrait habiter l’esprit de nos gouvernants face au mouvement actuellement à l’œuvre de concentration des médias entre les mains de quelques milliardaires. Selon le célèbre écrivain, il n’y a qu’une presse libre, indépendante de tout intérêt politique ou financier, qui puisse prendre le pouls de l’opinion publique et éclairer le gouvernement sur la réalité du pays. Ce que nous dit Chateaubriand en somme, c’est qu’une presse guidée par d’autres intérêts que l’intérêt public ne peut pas jouer son rôle de vigie démocratique.
Plus de deux siècles plus tard, c’est pourtant ce qui a cours en France, où chaque milliardaire briguant une place de choix dans le capitalisme français se constitue un groupe de médias. Une manière de disposer de son propre relai influence, d’une part, mais aussi d’être autant respecté que craint, d’autre part. Engagé il y a plus de vingt ans maintenant, cette tendance à la concentration des médias se poursuit sans que personne à la tête de l’Etat ne trouve quelque chose à redire.
Ainsi Rodolphe Saadé, le propriétaire de l’armateur CMA-CGM basé à Marseille qui a engrangé près de 50 milliards d’euros de profits, nets d’impôts, depuis la crise sanitaire, rachète des médias à tour de bras : après avoir repris le quotidien local la Provence, il a jeté son dévolu sur le site d’information économique La Tribune, et lancé La Tribune Dimanche à l’automne 2023. Surtout il s’est positionné en mars 2024 pour reprendre BFM TV, première chaine française d’information en continu, mis en vente par le milliardaire Patrick Drahi qui, criblé de dettes, s’est retrouvé contraint de vendre ses principaux actifs.
Plus récemment, on a aussi appris que le milliardaire tchèque Daniel Kretinsky, qui s’est lui aussi constitué un petit empire médiatique – il est propriétaire de Elle et Franc Tireur et finance Libération – comptait vendre l’hebdomadaire Marianne devenu trop anti-marconiste à son goût. Il faut dire que Kretinsky a en ce moment besoin d’obtenir l’appui du gouvernement, lui qui s’est positionné sur plusieurs dossiers économiques chauds de la place (Editis, Casino et Atos). On prête par ailleurs au tycoon tchèque des envies de reprendre le quotidien pro-business l’Opinion. Preuve de son recentrage vers une ligne plus proche du pouvoir en place.
Le grand favori pour reprendre Marianne ? Le milliardaire catholique traditionnaliste et ultra libéral sur le plan économique Pierre-Edouard Stérin. Exilé fiscal en Belgique, il ne cache pas son projet d’évangéliser la France. Il pourrait donc rejoindre le cercle fermé des milliardaires propriétaires de médias, avec, outre ceux déjà cités, Martin Bouygues (TF1), Vincent Bolloré (CNews, JDD, Europe 1), Bernard Arnault (Les Echos, Le Parisien) Xavier Niel, (Le Monde et de L’Obs) ou François Pinault (Le Point).
Pire, étant présents sur ce secteur en premier lieu pour accroître leur influence, les milliardaires n’agissent pas pleinement dans l’intérêt économique des entreprises de médias qu’ils reprennent. Sous leur joug, de nombreux titres de presse écrite ont ainsi engrangé les pertes, faute d’investissements bien sentis. Un cercle vicieux s’est enclenché. Et l’on en arrive à la situation actuelle où les milliardaires se revendent les titres de presse entre eux car ils sont les seuls à avoir les reins assez solides pour encaisser les pertes du secteur.
S’il paraît évident que cet écosystème médiatique est mortifère pour la démocratie française, il l’est donc aussi d’un point de vue économique. D’où la nécessité impérieuse de légiférer pour casser la constitution de ces cartels médiatiques en France.
Fonds pour une presse libre