Le puissant lobby de l’Alliance de presse d’information générale, qui regroupe les patrons de la presse nationale et régionale, part en guerre contre une proposition de loi transpartisane. Ce texte propose de réserver les aides publiques à la presse aux seuls médias qui reconnaissent aux journalistes un droit d’agrément des responsables de rédaction.
Pas de doute, construire l’indépendance des rédactions est un combat ! En juillet, pour répondre à la crise du Journal du dimanche provoquée par la nomination à sa tête du journaliste d’extrême-droite Geoffroy Lejeune, une proposition de loi était signée par des membres de tous les groupes de l’Assemblée nationale, à l’exception des Républicains (LR) et du Rassemblement national (lire notre précédent article).
Cette proposition (à lire ici) ne compte que deux articles et vise à conditionner l’attribution de fréquences radio ou télé ou le versement des aides publiques à la presse « à la mise en place d’un droit d’agrément des journalistes sur la nomination de leur directeur ou directrice de rédaction ».
Concrètement, pour prétendre à une fréquence ou à des aides publiques, « toute nomination d’un directeur ou d’une directrice de rédaction devra faire l’objet d’un vote d’approbation des journalistes employés par la rédaction ».
Cette mesure, qui rencontre un accord très large des organisations de journalistes, est de longue date farouchement combattue par les patrons de médias et leurs actionnaires. Ce « droit d’agrément » des rédactions n’existe aujourd’hui, de manière différente, que dans quatre journaux : Le Monde, Libération, Les Echos et Mediapart. Lors d’une récente modification de ses statuts, Mediapart a même ajouté « un droit de révocation » du ou de la responsable de rédaction par un vote de ses journalistes.
En juin, la rédaction de Mediapart a approuvé par un vote à 89% la nomination d’une nouvelle direction éditoriale constituée de Lénaïg Bredoux et Valentine Oberti (lire ici et également ici). En septembre, la rédaction du quotidien économique Les Echos, propriété de Bernard Arnault, a en revanche rejeté, par un vote à 67%, la nomination de François Vidal comme directeur de la rédaction, à la suite du limogeage par l’actionnaire de son prédécesseur Nicolas Barré.
Ce droit d’agrément, qui vise à consolider l’indépendance des rédactions face aux pressions des actionnaires, a longuement été évoqué comme « une mesure d’urgence », lundi 9 octobre lors d’une soirée organisée au Théâtre du Châtelet par l’ancienne rédaction du JDD et titrée « La nuit de l’indépendance ». Il a été confirmé à cette occasion que 95% des journalistes ont quitté le journal depuis sa prise en mains par Geoffroy Lejeune.
Plus de mille personnes étaient présentes à cette soirée et ont également pu découvrir, avec les interventions de plusieurs parlementaires, que la proposition de loi n’est pas soutenue par le gouvernement et pas plus inscrite à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale. En revanche, la mesure qu’elle préconise va donner lieu à plusieurs amendements qui seront discutés durant l’examen du projet de loi de finances (budget 2024) qui est en cours.
Ce sont ces amendements que le puissant lobby de l’Alliance de presse d’information générale (APIG), qui regroupe les patrons de la presse nationale et régionale, s’emploie à faire rejeter en multipliant les rencontres avec les députés et au ministère de la culture. Une enquête publiée par la « Lettre A » détaille l’offensive et les arguments utilisés. L’APIG est actuellement présidée par Philippe Carli, par ailleurs président du groupe de presse Ebra (Crédit Mutuel) qui compte neuf quotidiens régionaux, réputé pour son management brutal et ses plans sociaux à répétition (lire entre autres cette enquête de Blast).
Sans surprise, l’APIG fait valoir qu’il revient à l’actionnaire, et à lui seul, de choisir les dirigeants de ses médias. Toujours selon la « Lettre A », Philippe Carli explique que de nombreux titres régionaux et nationaux ne survivraient pas à la suppression des aides publiques à la presse. Dernier argument : si un « droit d’agrément » ou avoisinant était adopté, les éditeurs pourraient refuser d’accorder aux journalistes le bénéfice de la clause de conscience en cas de changement d’actionnaire (une mesure légale qui permet d’indemniser les journalistes qui choisissent de quitter le titre).
Une seule voix se distingue dans ce lobby des patrons de grands médias, celle de Louis Dreyfus, dirigeant du groupe Le Monde. Interviewé le 3 octobre par France Info sur les Etats généraux présidentiels de l’information, Louis Dreyfus explique que la « première mesure à prendre est que les rédactions, que les journalistes s’expriment et aient un droit de vote sur la nomination du directeur de rédaction. Il y a un principe d’autorité qui est compliqué dans ce métier. Prendre un directeur qui est illégitime pour ses équipes, c’est aller dans le mur, c’est éroder un peu plus le lien de confiance qu’on a avec nos lecteurs ».
Philippe Carli et les membres de l’APIG pourraient utilement lire un rapport officiel vieux de plus d’un demi-siècle et commandé par Georges Pompidou. Publié en décembre 1970, le rapport Raymond Lindon, du nom du premier avocat général à la Cour de cassation qui présidait la commission officielle, estimait urgente une réforme des entreprises de presse (lire ici un compte-rendu détaillé).
Parmi les mesures proposées, figurait déjà un droit de regard des personnels, « particulièrement des journalistes », sur les décisions majeures touchant la vie du journal : désignation du directeur, fusions (c’est-à-dire constitution ou changement d’actionnariat), fixation de la ligne générale du journal. « La commission est convaincue qu’il n’y a aucune contradiction entre l’exigence de prospérité qui s’impose aux entreprises de presse et un tel progrès de la participation », des journalistes et du personnel aux choix structurants de l’entreprise.
Le comité de pilotage des Etats généraux présidentiels de l’information soutiendra-t-il une telle proposition ? A ce stade, nous l’ignorons. On peut seulement noter que l’une des responsables de ce comité est Nathalie Collin. Aujourd’hui directrice adjointe de La Poste, elle fut la première présidente de l’APIG en 2012.
François Bonnet