La revue Projet publie, dans son n°398 de février-mars, un passionnant dossier de 65 pages sur le journalisme en France, « une zone démocratique à défendre ». Parmi les nombreuses contributions de journalistes, chercheurs, syndicalistes et politiques, les animateurs de la revue ont demandé au Fonds pour une presse libre de faire un état des lieux de la presse indépendante. Voici notre article.
Ne dîtes pas « crise de la presse » ! Bon nombre de patrons de médias ou de responsables politiques vous répondront immédiatement : « Arrêtez, cette crise est aussi vieille que la presse ». Alors disons-le avec d’autres mots. Il y a certes en France quelques grands médias de qualité, de très bons professionnels, un service public encore puissant. Et pourtant.
L’offre d’informations est conformiste, redondante, trop institutionnelle. C’est une information souvent sans plus-value, une info low-cost produite par des journalistes précarisés, alimentés par des dépêches reproduites à l’infini. Les chaînes d’info sont devenues des chaînes de bavardages, quand elles ne sont pas des vecteurs de propagande pour l’extrême droite et ses vérités alternatives. Les réseaux de correspondants à l’étranger ont été réduits, liquidés parfois. Le récit et la compréhension du monde sont sous-traités à des pigistes mal payés ou à des agences de presse.
L’information économique dans la presse générale est indigne, celle sur le monde du travail quasi-inexistante. Le photojournalisme a été comme broyé. Les enquêtes demeurent rares. L’information locale est dévastée, dépendante des services de communication des collectivités locales.
Bref, la France présente l’un des systèmes d’information les plus médiocres en Europe, si on accepte de se comparer à nos voisins européens de taille semblable. Observons la puissance et la qualité de la presse allemande. La diversité et le dynamisme de la presse espagnole. La vivacité et l’inventivité de la presse britannique.
Pourquoi refaire ce sinistre état des lieux ? Parce que c’est sur ce constat que grossit depuis une vingtaine d’années une galaxie de médias indépendants, grâce à laquelle des millions de personnes s’informent au quotidien.
Cette galaxie se distingue par son extrême diversité et la multiplicité de ses titres. Le SPIIL (syndicat de la presse indépendante d’information en ligne) compte 270 éditeurs adhérents et est aujourd’hui le plus grand syndicat professionnel d’entreprises de presse. Plusieurs centaines de titres qui, loin des médias de masse, existent et se développent. Le SPIIL l’a noté : les échecs existent bien sûr, des titres disparaissent, mais relativement peu, environ 20% de ceux qui se créent chaque année.
Créé en 2019, le Fonds pour une presse libre (FPL), dont la mission est d’aider au pluralisme de l’information et à l’indépendance du journalisme, est un bon observatoire de cette galaxie. Chaque année, par le moyen d’appels à projets, son équipe examine des demandes d’aides financières et a déjà attribué 500.000 euros à vingt-huit médias indépendants pour des développements éditoriaux, marketing, techniques.
Qu’observe-t-on depuis les fenêtres du FPL ? D’abord, une variété de statuts juridiques : sociétés commerciales classiques (SARL ou SAS), sociétés coopératives (Scoop ou Scic), associations loi 1901, fonds de dotation à but non lucratif. Ensuite, une diversité de modèles de financement : abonnements, dons, subventions de fondations européennes, achats à l’article, systèmes mixtes, publicité (plus rare). Enfin, une pluralité éditoriale surprenante par les engagements portés, par les nouveaux champs d’informations explorés et par les modes de traitements utilisés.
Voilà de quoi chambouler la morne plaine de l’information en France ! En 2012, le journaliste Jean Stern publiait un livre insuffisamment remarqué (Les Patrons de la presse nationale. Tous mauvais, éditions La fabrique). Le rachat alors en cours -et aujourd’hui achevé- de l’essentiel des grands médias privés par des groupes industriels et financiers extérieurs aux métiers de l’information allait précipiter la catastrophe et lui donner une dimension nouvelle.
A la crise de l’offre éditoriale allait s’ajouter une crise nouvelle, une crise d’indépendance. Deux symboles venaient de tomber. Libération repris par le banquier Edouard de Rotschild puis l’industriel des télécoms Patrick Drahi ; Le Monde racheté par le trio Niel-Pigasse-Bergé, respectivement opérateur télécom, banquier et milliardaire.
Le 16 mars 2008, un OVNI atterrit dans ce paysage. Un journal 100% numérique, refusant la publicité, les subventions publiques et privées, et dont le projet éditorial comme le modèle économique sont contraires à toutes les doxas de l’époque, à toutes les certitudes des grands patrons évoqués par Jean Stern. « Nousavons besoin d’une nouvelle presse en France, et Mediapart est ce projet. Il cherche à inventer une réponse aux trois crises – démocratique, économique, morale – qui minent l’information en France, sa qualité et son utilité, son honnêteté et sa liberté », écrit alors son président, Edwy Plenel.
Quinze ans plus tard, Mediapart est devenu un journal de référence. En 2023, il est le troisième quotidien national d’information générale (derrière Le Monde et Le Figaro) avec 220.000 abonnés individuels numériques et affiche treize années consécutives de résultats bénéficiaires.
Mediapart a dessiné un possible. D’autres le font à leur manière ou s’en inspirent. L’ensemble démontre au jour le jour une capacité d’adaptation à la révolution numérique, d’expérimentation, de création et d’innovations éditoriales que les grands médias n’ont pas, ou que marginalement. La presse papier généraliste dite mainstream se distingue depuis vingt ans par ses plans sociaux, ses réductions de pagination, ses suppressions d’éditions locales et son recours massif aux aides publiques de l’Etat et des collectivités locales (plus de 20% de son chiffre d’affaires).
Or, qui invente le modèle d’abonnement à des journaux numériques, auquel pas un patron de presse ne croyait à la fin des années 2000 ? Deux titres indépendants, Mediapart et Arrêt sur images. Qui invente de nouveaux modes de récit audio et les podcasts ? Arteradio et France Culture, donc le service public, vite suivis par de nombreux sites indépendants. Qui reconstruit le lien avec les lecteurs, grâce au participatif que permet le numérique ? Des titres indépendants.
Qui relance un journalisme offensif d’enquête longtemps étouffé dans les médias classiques ? Dans le sillage de Mediapart, des sites comme Disclose, Street Press, Médiacités, Blast, Off Investigation. Qui invente de nouveaux formats vidéo, en direct ou en rediffusion ? Ces titres indépendants qui ont les moyens de les produire ainsi que des streameurs et Youtubeurs.
Qui bouscule les vieux monopoles construits par les quotidiens régionaux et renouvelle l’information locale ? Marsactu à Marseille, site bénéficiaire, Mediacités à Lille, Lyon, Nantes, Toulouse, Le Poulpe à Rouen et en Normandie, Rue 89 à Strasbourg, Lyon et Bordeaux.
Qui explore de nouveaux champs d’information ? Reporterre et Vert sur l’écologie, Basta sur les mouvements sociaux, Orient XXI, Afrique XXI, Le Courrier des Balkans, Investigate Europe sur l’international, La Déferlante sur les nouveaux féminismes, Splann ! sur l’agro-industrie en Bretagne, Radio Parleur et CQFD sur le social. Et tant d’autres…
Ces médias indépendants présentent deux points communs. Le premier est qu’ils ont été créés par des journalistes. Des jeunes, voulant vivre leur métier avec passion ou peu attirés par les « grands médias », par leurs contenus et leurs organisations. Ou des journalistes plus expérimentés en rupture avec le « vieux » système, sa lourdeur, son manque d’indépendance et d’innovation.
Le second point commun est celui de reconstruire une relation suivie et de confiance avec son public. Les journaux dominants ont quasiment oublié l’essentiel, la société, les lectrices et lecteurs, ce qui explique la défiance sans précédent envers les médias, voire leur rejet. Comme à la télévision, et parce qu’il faut vendre de la publicité, on y parle d’audience. Presque jamais de public ou de communauté de lecteurs. L’audience est une foule indiscriminée. Le public, « son » public est une communauté à construire, convaincre, fidéliser, pas à pas.
Etre un média indépendant oblige à penser à son public et à réfléchir à comment l’élargir. Pour faire connaître ses contenus, bien sûr. Mais aussi pour assurer la viabilité de modèles économiques qui ne dépendent -sauf exception- ni de la publicité, ni des aides publiques mais de sa communauté de lecteurs qui décidera de s’abonner ou non, de faire un don, ou non.
Alors, tout est-il donc idéal dans cette jolie galaxie de la presse indépendante ? Certainement pas. A l’initiative du Fonds pour une presse libre, des Etats généraux de la presse indépendante se sont tenus en octobre et novembre 2023. Réponse offensive aux Etats généraux présidentiels de l’information voulus par l’Elysée, cette initiative a réuni plus de cent médias indépendants et organisations (syndicats, collectifs, etc.) et a permis de rendre publiques cinquante-neuf propositions de réformes du système français d’information.
Au-delà d’un socle commun de valeurs professionnelles (indépendance, information de qualité et d’intérêt général, souci des publics), sont apparues des difficultés majeures et largement partagées.
La principale tien à la très grande fragilité économique de cette presse émergente. Créer un média indépendant est une rude épreuve personnelle. Les investisseurs sont introuvables. Les aides publiques dérisoires. Les banques absentes. Demeurent généralement les indemnités chômage et les indemnités de rupture conventionnelle qui vont financer les premiers mois du jeune média.
Il faut au moins trois ans pour rendre viable une entreprise de presse indépendante. Et en attendant ce point d’équilibre financier, il est indispensable d’investir dans des salaires, de la technique, du marketing, des contenus éditoriaux. Terrible équation budgétaire que commente en ces termes un journaliste d’un site local d’enquête lancé il y a trois ans : « Je fais des piges, des boulots à côté, j’arrive difficilement à me payer très mal et le salaire de ma femme fait le reste… Je me donne encore un an ».
Cette absence de financements a des conséquences en chaîne : investissements insuffisants, difficulté à déployer le projet éditorial, salaires misérables, pigistes encore plus mal payés, etc. Passée cette phase de lancement, le manque chronique de fonds propres pour investir est un autre obstacle majeur à franchir. Si des investisseurs peuvent alors apparaître, si des campagnes de collectes de dons ou des financements participatifs peuvent grandement aider, la visibilité sur l’avenir du média demeure des plus limitées.
Cette précarité organisée devrait être combattue par les aides publiques à la presse. Ces dernières ont été créées pendant la Révolution française, parce que l’information est un bien d’intérêt public et organise le débat démocratique. Or ce système est aujourd’hui dévoyé pour se transformer en une rente accaparée par les plus gros éditeurs papiers. La machinerie est hors contrôle (plus de 50 dispositifs d’aides) et a perdu en route ses deux objectifs fondamentaux : le pluralisme mais aussi l’indépendance du journalisme.
Un sursaut de la puissance publique est indispensable pour défendre le droit de savoir des citoyennes et citoyens, c’est-à-dire le pluralisme, la qualité de l’information et son indépendance. Car un autre mur se dresse devant la presse indépendante, aujourd’hui très majoritairement numérique : celui de la distribution, c’est-à-dire de la capacité à faire connaître ses contenus et à les rendre accessibles.
Etre sur Internet, c’est être partout -accessible dans le monde entier- et nulle part -noyé dans les océans numériques. Au siècle dernier, à la Libération, la loi Bichet (1947) organisait une distribution équitable de la presse en accordant à chaque titre le droit d’être présent sur tous les points de vente. La distribution de l’information numérique, c’est aujourd’hui le référencement des moteurs de recherche et les réseaux sociaux, donc les Gafam et autres grandes plateformes numériques (chinoises ou américaines) avec des algorithmes sans régulation.
Sauf à devenir otages des plateformes et à tomber dans de nouvelles dépendances, il est indispensable de construire de nouveaux modes de distribution numériques, qui ne se limitent pas à des lettres d’information (nécessaires) et des bases d’adresses mails. Ce sont sans doute des plateformes numériques dédiées et mutualisées qu’il faudra créer, ce qui nécessite des investissements massifs.
La responsabilité de l’Etat est là : réformer radicalement des aides publiques (environ 1,5 milliard d’euros par an !) pour aider au pluralisme, à l’innovation, en soutenant ce vaste secteur émergent de la presse indépendante où se construit une grande partie de l’avenir du journalisme.
L’enjeu, on l’a compris, n’est pas de défendre les petites boutiques des différents médias indépendants. Il est de refonder notre système d’information et ne pas se résoudre au gouffre béant qui sépare aujourd’hui les citoyennes et citoyens d’une part, les médias et le journalisme d’autre part.
Homme peu enclin à la polémique, Hubert Beuve-Méry était sorti de sa réserve lorsqu’il fut interrogé, dans les années 1960, sur les raisons qui l’avaient conduit à créer Le Monde en 1944. « Il y avait une chance d’éviter pour l’avenir les pourritures que j’avais vues dans le passé », répondit-il.
Beuve-Méry avait débuté sa carrière dans l’Entre-deux-guerres, travaillé au Temps, journal interdit de reparution à la Libération. Il avait surtout constaté la vénalité, la bassesse et les manipulations de ce qu’il appelait « la presse d’industrie », ces journaux aux mains des grands hommes d’affaires du pays et dont une bonne partie allait basculer dans la collaboration avec l’Allemagne nazie.
Gardons-nous des amalgames. Mais alors que l’extrême droite s’installe dans des médias de masse et prétend organiser le débat public, l’avertissement doit être entendu et souligne l’urgence d’agir.
François Bonnet
Fonds pour une Presse Libre
—————————–
Cet article a été publié dans le n°398, février-mars, de la revue Projet. Voici le sommaire du dossier consacré au journalisme. Le numéro de la revue peut être acheté via leur site :
- Jeunes journalistes. Les déçus d’un métier-passion par Jean-Marie Charon, sociologue,
et Amandine Degand, docteure en info-com - Audiovisuel public. « Course démente à la polyvalence », entretiens avec Tanguy Bocconi et Olivier Chartier-Delègue, journalistes
- Journalisme et Gafam. Liaisons dangereuses par Loïc Ballarini et Olivier Trédan, maîtres
de conférences en sciences de l’information - Formation et numérique. « Informer est devenu plus compliqué », entretien avec Alice Antheaume, École de journalisme de Sciences Po
- Écoles de journalisme. « La diversité se développe lentement », entretien avec Soraya Morvan-Smith, association des journalistes antiracistes et racisés (AJAR)
- Sécurité des journalistes. Libertés dans la tourmente, par Emmanuel Vire, secrétaire général du SNJ-CGT
- Fabrique de l’info. Les journalistes perdent la maîtrise, par Éric Lagneau, journaliste et sociologue
- Lexique d’une novlangue, par Véronique Marchand et Claire Lacroix, membres du SNJ-CGT
- IA et journalisme. La régulation reste humaine, par Laurence Dierickx, docteure en info-com
- Concentration médiatique. Quand les géants font les empires, par Nathalie Sonnac, ancienne présidente du Conseil supérieur de l’audiovisuel
- Grève du JDD. « Une demande démocratique s’est exprimée », entretien avec Antoine Malo, ancien journaliste au Journal du dimanche
- Protection des sources. Mauvaises ondes européennes, par Ricardo Gutiérrez, secrétaire général de la Fédération européenne des journalistes
- Médias indépendants. Expansion en milieu hostile, par François Bonnet, cofondateur de Mediapart
- Législation. « L’information n’est pas un bien comme les autres », entretien avec Sophie Taillé-Polian, députée
- Cinq points saillants. Journaliste. Un métier à reconquérir, par Ludovic Finez, membre du bureau national du SNJ-CGT