Reflets.info et Mediapart sont frappés par deux décisions de justice ahurissantes qui instaurent une censure préalable d’articles pas mêmes publiés. Elles provoquent un scandale dans la profession et, au-delà, chez toutes les organisations de défense des libertés. Les deux titres retournent cette semaine devant la justice pour faire casser ces ordonnances. A travers ces deux affaires se joue rien de moins que le droit de chacune et chacun à l’information.
Une manifestation était appelée ce mercredi 23 novembre devant la cour d’appel de Versailles, saisie par le site d’enquête Reflets.info. Une autre se tiendra vendredi 25 novembre devant le tribunal judiciaire de Paris, cette fois saisi en urgence par le journal en ligne Mediapart.
Les deux médias entendent faire annuler, avec le soutien de toute la profession et des organisations de défense des libertés, deux décisions scélérates qui menacent de porter un coup fatal à la liberté de la presse.
Nous avions détaillé le cas de Reflets.info. Saisi en référé par le groupe Altice, basé au Luxembourg et propriété du milliardaire Patrick Drahi, le tribunal de commerce de Nanterre a condamné le 6 octobre le média indépendant d’investigation Reflets.info, spécialisé dans les enquêtes sur le numérique, les données open source et les leaks, à verser 4.500 euros au groupe de Patrick Drahi. Surtout, il lui « ordonne de ne pas publier sur le site de son journal en ligne de nouvelles informations » sur Altice (lire ici l’ordonnance de référé).
Cette censure a priori d’articles même pas publiés s’appuie sur la loi de 2018 protégeant le secret des affaires, alors défendue par Emmanuel Macron malgré les critiques de toutes les organisations, syndicats de journalistes et syndicat de la presse indépendante d’information en ligne (Spiil). Cette loi permet de contourner la loi sur la presse de 1881, ce qu’a fait Altice en saisissant le tribunal de commerce de Nanterre.
Devant la cour d’appel, Reflets.info fera valoir le droit à l’information, une information d’intérêt général sur toutes les affaires publiques susceptibles d’intéresser les citoyennes et citoyens. Le syndicat national des journalistes (SNJ, majoritaire dans la profession) demande à se joindre à la procédure et a mandaté l’avocat William Bourdon. Dans un mémoire détaillé (il peut être lu ici), il est expliqué pourquoi un tribunal de commerce, non compétent en matière de droit de la presse, « ne pouvait ordonner en référé une mesure aussi attentatoire à la liberté de la presse ».
William Bourdon rappelle que « depuis l’adoption de loi du 29 juillet 1881, le droit français s’est organisé autour d’un équilibre fondé sur la liberté de la presse et l’interdiction de tout contrôle préalable à la publication ». L’interdiction prononcée par le tribunal de commerce de Nanterre de publier toute nouvelle information constitue ainsi une atteinte au droit de savoir des citoyennes et citoyens.
Initié par le Fonds pour une presse libre le mois dernier, un appel « Patrick Drahi ne nous fera pas taire » a été signé par plus de cent médias indépendants, syndicats, collectifs professionnels et sociétés de journalistes. Une démarche commune rare dans la profession.
Un autre appel, cette fois en soutien de Mediapart, a été lancé mardi 22 novembre, à l’initiative du collectif « Informer n’est pas un délit ». Signé par plus de quarante sociétés de journalistes, par les principaux syndicats de journalistes et plusieurs organisations -dont le Fonds pour une presse libre-, ce texte dénonce la décision sans précédent prise par le tribunal judiciaire de Paris. « La censure préalable, décidée sans débat contradictoire, est une grave et flagrante attaque contre la liberté de la presse. Cet acte liberticide nous inquiète profondément quant à la situation de la liberté de la presse en France. »
Par une ordonnance rendue vendredi 18 novembre, le tribunal ordonne à Mediapart de ne pas publier de nouvelles révélations sur les pratiques politiques du maire de Saint-Étienne, Gaël Perdriau. Cette décision a été prise au terme d’une procédure contournant une fois de plus la loi de 1881 et le droit de la presse, une procédure qui a permis d’éviter la tenue préalable d’un débat contradictoire devant les juges. Ci-dessous, les explications d’Edwy Plenel, directeur de publication de Mediapart, en vidéo (et ici en texte):
Dans un communiqué (à lire ici), l’Association des avocats praticiens du droit de la presse s’indigne d’une telle décision : « De mémoire judiciaire, jamais une telle interdiction préventive d’une publication de presse, qui constitue une mesure de censure préalable pure et simple, n’avait été prononcée par un magistrat (…) Comment une telle décision, contraire à toutes les valeurs qui irradient notre droit de la presse a-t-elle pu être rendue, en dehors de toute contradiction alors qu’il existe pourtant des procédures urgentes (dites d’heure à heure) qui auraient permis à l’organe de presse concerné de se défendre ? Une telle mesure nous ramène à des temps de censure que chacun croyait révolus ».
« Ce qui est exceptionnel c’est qu’on décide de la censure préalable d’une information par le moyen d’une procédure non contradictoire », insiste Emmanuel Tordjman, avocat de Mediapart. Reflets-info avait pu au moins faire valoir ses arguments lors de la procédure intentée par le groupe Altice. Mediapart n’était même pas au courant de celle lancée à la demande du maire de Saint Etienne, Gaël Perdriau.
« On est dans une extension du domaine du bâillonnement », a noté Christophe Deloire, responsable de Reporters sans frontières, qui s’inquiète du contournement de plus en plus fréquent de la loi de 1881 sur la presse. « Nous avons l’impression d’une longue descente aux enfers, nous n’avons que de mauvaises nouvelles, tous les jours », a souligné Emmanuel Vire, secrétaire général du syndicat SNJ-CGT.
Même annulées, ces deux décisions de justice laisseront des traces, s’inquiète une large partie de la profession. Car elles s’insèrent dans une offensive plus large contre un journalisme indépendant, offensif, d’intérêt général et au service du public. « La presse ne recherche plus la vérité », avait osé asséner le président de la République parce que mis en cause dans le scandale de l’affaire Benalla. La défiance du pouvoir, la concentration des médias, qui met à genoux le journalisme, la multiplication des procédures-bâillons sont autant de mauvais coups portés au journalisme indépendant. Il est plus que temps de se mobiliser. C’est ce que fait, à sa façon et avec votre soutien, le Fonds pour une presse libre.
François Bonnet
président du FPL