Le directeur de la rédaction du journal économique « Les Echos » a été limogé le 21 mars pour avoir laissé publier des articles ayant déplu à son propriétaire, le PDG du groupe LVMH, première fortune mondiale. La société des journalistes du quotidien s’indigne de « cette éviction brutale » et demande de nouvelles garanties sur son indépendance.
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Il y a un an, Bernard Arnault, PDG du n°1 mondial du luxe LVMH, était au Sénat, auditionné par la commission d’enquête sur « la concentration dans les médias ». Propriétaire du groupe Les Echos-Le Parisien, mais aussi de Radio Classique, le milliardaire dissertait sur ses activités dans la presse, assurant qu’elles relevaient presque du « mécénat », qu’il avait bien d’autres choses à faire que de s’en occuper, que la « liberté de la presse existait tout de même dans ce pays » et que ses rédactions disposaient de solides garanties quant à leur indépendance.
Le 21 mars, la rédaction des Echos a appris, sidérée, par une alerte de La Lettre A le limogeage express de Nicolas Barré, directeur de la rédaction du quotidien depuis presque dix ans. Explication officielle : il s’agirait d’une « décision concertée », le départ de Nicolas Barré se faisant pour « des raisons personnelles ».
La société des journalistes des Echos, d’ordinaire guère encline à la rébellion, n’a pas accepté cette humiliation supplémentaire. Dans un communiqué du 23 mars, elle s’indigne de cette version officielle : « Nous ne sommes pas dupes. La réalité est celle de son éviction brutale par l’actionnaire, en contradiction avec les garanties d’indépendance négociées âprement au moment du rachat des Echos par LVMH en 2007 », dit son communiqué. Le lendemain, la rédaction faisait « une grève des signatures » de vingt-quatre heures puis annonçait vouloir renégocier des garanties d’indépendance renforcées pour le journal.
Le rachat des Echos en 2007 au groupe de presse britannique Pearson (Le Financial Times) avait déjà donné lieu à une vague de départs de journalistes s’indignant que le géant LVMH puisse mettre la main sur le seul quotidien économique du pays. Pour parvenir à ses fins, Bernard Arnault avait concédé quelques garanties. La rédaction devait approuver par vote la nomination du directeur de la rédaction. Elle devait également donner son feu vert, via un de ses représentants au conseil de surveillance du journal, à son éventuelle révocation. Mais cela n’a évidemment pas été le cas puisque, officiellement, il ne s’agit pas d’une éviction…
Plusieurs journaux, dont Libération et L’Informé, ont éclairé les coulisses du limogeage de Nicolas Barré. La publication dans Les Echos d’une critique favorable du livre d’Erik Orsenna, Histoire d’un ogre, qui s’en prend à un autre milliardaire des médias, Vincent Bolloré, aurait fortement agacé en haut lieu. Tout comme un article publié seulement sur le site internet du journal et faisant état de perquisitions fiscales au groupe LVMH.
En évoquant le livre d’Orsenna, le journal aurait pu parasiter les négociations qui semblent toujours en cours entre Arnault et Bolloré sur le contrôle de Paris-Match et du Journal du dimanche. Car les deux milliardaires continuent à s’affronter en coulisses pour le dépeçage du groupe Lagardère qui possède aujourd’hui encore ces deux titres.
Dans une brève intervention devant la rédaction des Echos, Nicolas Barré s’est gardé de détailler les raisons de son limogeage. Il a juste précisé que durant toutes ses années de direction, son rôle était certes de piloter la rédaction mais aussi « de faire écran pour protéger notre travail ».
L’actionnaire milliardaire a décidé de crever l’écran. Ainsi fonctionne la presse des oligarques français qui ne supportent le journalisme que quand ce dernier est domestiqué. La commission d’enquête sénatoriale sur la concentration des médias avait dans son rapport -publié et aussitôt enterré- suggéré une proposition faite par le Fonds pour une presse libre : conditionner le versement des aides publiques aux médias à des garanties d’indépendance données à leur rédaction.
Bernard Arnault, malgré les 14 milliards d’euros de bénéfice net du groupe LVMH en 2022, a accaparé la plus grosse partie de ces aides publiques en recevant pour Les Echos et Le Parisien plus de 16 millions d’euros en 2021 après 22,5 millions d’euros en 2020. L’Etat se retrouve ainsi à financer la mise à genoux du journalisme. Une faute de plus, qui ne gêne ni l’Elysée, Emmanuel Macron aimant afficher sa proximité avec Bernard Arnault, ni le ministère de la culture qui est aussi en charge des médias.
François Bonnet