C’est une nouvelle illustration des dangers de la loi de 2018 sur le secret des affaires. La Monnaie de Paris a choisi de contourner la loi sur la presse pour poursuivre devant le tribunal de commerce le quotidien d’enquête « La Lettre ». Entretien avec son directeur de publication, Quentin Botbol, qui dénonce un « acharnement judiciaire ».
Le Fonds pour une presse libre vient de lancer en partenariat avec l’ONG internationale Media Defence le Fonds Ripostes, un fonds d’aide juridique inédit pour la presse indépendante. Il s’agit de contrer les plaintes et procédures manifestement abusives d’acteurs politiques ou économiques contre des médias. Le Fonds Ripostes pourra prendre en charge le financement des frais de justice de ces médias, leur proposer des avocats, si besoin, et les aider à organiser leur défense (plus de détails ici).
Contrer ces procédures bâillons n’est pas une affaire de journalistes mais un enjeu citoyen essentiel : il s’agit de faire respecter notre droit à l’information, une information que veulent justement étouffer ou effacer ceux qui engagent de telles procédures.
Une affaire illustre parfaitement les dangers du contournement de plus en plus fréquent du droit de la presse en recourant à la loi de 2018 sur le secret des affaires. Établissement public, la Monnaie de Paris vient d’attaquer le quotidien « La Lettre » devant le tribunal de commerce.
Explications de Quentin Botbol, son directeur de publication.

Directeur de la publication de « La Lettre », vous devez faire face depuis des mois aux offensives judiciaires de la Monnaie de Paris pour avoir révélé ses nombreux dysfonctionnements. De quoi s’agit-il ?
Depuis janvier 2024, nous avons publié cinq articles sur des dysfonctionnements majeurs à la Monnaie de Paris, un établissement public, donc placé sous le contrôle de l’État. Nous avons révélé la frappe de millions de pièces de 10, 20 et 50 centimes d’euro jugées non conformes par Bruxelles et qui ont dû être récupérées et détruites : un couac à près d’1 million d’euros. Puis, le fiasco des médailles olympiques de Paris 2024, renvoyées par les athlètes pour cause de craquelures.
Nous avons ensuite rendu public un rapport d’audit du cabinet EY, rapport commandé par la Monnaie de Paris sur demande du cabinet de Bruno Le Maire. Ce rapport détaille les nombreux loupés au sein de l’établissement, également en termes de gestion des ressources humaines. Et il confirme toutes les informations dévoilées dans nos précédents articles. Toutes ces informations sont évidemment d’intérêt public. Ces enquêtes nous ont d’abord valu deux plaintes en diffamation, l’une de la Monnaie de Paris, l’autre de son président Marc Schwartz. Ces procédures sont en cours.
Mais cela ne suffit visiblement pas, puisque la Monnaie de Paris a décidé cet été de nous attaquer en s’appuyant cette fois non pas sur la loi sur la presse mais sur la loi de 2018 sur le secret des affaires. Nous accusant de violation du secret des affaires et de dénigrement, l’établissement a saisi le tribunal de commerce pour demander les retraits de notre enquête sur l’audit interne et le document du cabinet EY. Enfin, la Monnaie de Paris demande 100.000 euros de préjudice à Indigo Publications, société éditrice de « La Lettre ».
C’est la première fois qu’un établissement public sous contrôle de l’Etat choisit de contourner le droit de la presse et d’utiliser le secret des affaires pour bâillonner un média et obtenir le retrait d’enquêtes, donc l’effacement d’informations. Comment l’analysez-vous ?
Oui, à notre connaissance c’est la première fois. Qu’une entreprise privée contourne le droit de la presse, cela s’est déjà produit. Qu’un établissement public le fasse, c’est plus étonnant. Le recours aux tribunaux de commerce constitue un danger pour la liberté de la presse. On l’a vu dans des affaires récentes, celle par exemple de Reflets.info poursuivi par Patrick Drahi. La justice dira s’il s’agit d’une procédure bâillon.
Pour ma part, j’y vois une sorte d’acharnement judiciaire. Trois procédures judiciaires pour cinq articles, cela fait beaucoup ! Quel est l’intérêt ? Toutes les informations que nous avons publiées sont confirmées et ne sont d’ailleurs pas contestées. Pire pour la Monnaie de Paris, le mois dernier, la Cour des comptes a publié un rapport très sévère sur la gestion de cet établissement. Et dans ce rapport, il rend public l’audit mené par EY en en citant de larges extraits. Donc, d’un côté la Monnaie de Paris nous poursuit pour avoir publié un audit qu’elle estime devoir rester secret et, de l’autre, la Cour des comptes le cite abondamment…
Ironie de cette affaire, Renaud Le Gunehec, l’avocat de la Monnaie de Paris qui déclenche cette procédure devant le tribunal de commerce pour violation du secret des affaires, a publié une tribune très critique de la loi de 2018. « La loi sur le secret des affaires est bien une grenade dégoupillée contre la liberté de l’information », alertait-il.
Un avocat défend les intérêts de son client. Mais, effectivement, cela risque d’être inconfortable pour lui… Il y a six ans, il s’insurgeait contre cette loi sur le secret des affaires dont il détaillait tous les dangers pour la liberté d’informer. « On espère qu’aucune entreprise n’aura le ridicule de saisir un tribunal de commerce contre un journaliste ou un éditeur, par exemple pour demander la suppression d’un article de presse qui révèlerait une information « secrète » », écrivait-il.
« Au moins les choses sont claires : le « secret des affaires » sera bien une omerta », ajoutait-il plus loin. Mais ce que je trouve intéressant c’est que les tribunaux de commerce, après quelques affaires retentissantes contre des médias, semblent prendre conscience des dangers pour la liberté d’information. Certains ont déjà fait valoir qu’ils n’étaient pas compétents sur ces questions de libertés fondamentales. Et la liberté d’informer en est une.
Propos recueillis par François Bonnet