Le tribunal de commerce de Rouen a ordonné à des huissiers de fouiller les mails d’une entreprise accusée d’avoir transmis des informations au journal « Le Poulpe ». Dans un appel commun, médias et organisations de journalistes dénoncent cette atteinte manifeste au secret des sources, condition fondamentale d’un journalisme libre.
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La loi sur la presse est une fois de plus contournée par la justice commerciale. Après le milliardaire Patrick Drahi contre Reflets.info, puis l’homme politique Gaël Perdriau contre Mediapart, voici qu’une grande entreprise, le groupe Valgo, mobilise le tribunal de commerce de Rouen pour bafouer la liberté de la presse. Ces recours répétés à une justice commerciale ignorant tout des droits et protections du journalisme constituent une menace gravissime.
Le Poulpe, journal d’information sur l’agglomération rouennaise et la Normandie, a publié en 2022 une enquête documentant de lourds soupçons sur la qualité de la dépollution menée par l’entreprise Valgo sur le site de l’ex-raffinerie Petroplus, où Amazon a renoncé à s’implanter, notamment en raison des révélations du journal. Le journal n’a appris que des mois plus tard, et par la bande, qu’il était menacé par une procédure visant à identifier ses sources.
Car l’entreprise Valgo n’a pas directement attaqué Le Poulpe mais une entreprise concurrente, la société Troletti, propriété du groupe de BTP Lhotellier, accusée de concurrence déloyale et dénigrement. Le tribunal de commerce de Rouen, à l’issue d’une procédure non-contradictoire, a repris pour l’essentiel l’argumentaire de Valgo pour aboutir à une décision ahurissante.
Dans une ordonnance du 29 septembre 2022, le président du tribunal de commerce ordonne à des huissiers de saisir documents, correspondances et mails de la société Troletti. Il s’agit clairement de tenter d’identifier les sources des journalistes.
L’ordonnance précise qu’il s’agit de « rechercher et saisir les documents suivants sous format papier ou sous format numérique : l’ensemble des échanges de correspondance, sur support matériel ou informatique, entre Madame Laurence Delleur (journaliste autrice de l’enquête) et Monsieur Troletti, entre madame Laurence Delleur et un salarié de la société Troletti TP et entre Monsieur Gilles Triolier (journaliste du Poulpe) et/ou Monsieur Edwy Plenel (président de Mediapart qui avait repris l’enquête), d’une part, et Monsieur Troletti et/ou un salarié de la société Troletti TP, d’autre part, entre le 1er avril 2021 et le 20 février 2022 ».
L’ordonnance va jusqu’à détailler la méthode de chasse aux sources : « « L’huissier pourra utiliser dans le cadre de ses recherches toute adresse email et effectuer toute recherche par mot-clé en utilisant toute combinaison entre lesdites adresses emails et/ou les noms de personnes désignées ci-avant avec les termes suivants : Valgo, raffinerie, Petroplus, hydrocarbures, laine de verre, stockage est, Le Poulpe, Mediapart ».
Le secret des sources est l’un des principes fondamentaux de la liberté de la presse. Il est affirmé dans l’article 2 de la loi de 1881 sur la liberté de la presse : « Le secret des sources des journalistes est protégé dans l’exercice de leur mission d’information du public ». Il est conforté par la Cour européenne des droits de l’homme dans son arrêt de 1996 : « La protection des sources journalistiques est l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse ».
Le journal « Le Poulpe » n’a pas été officiellement informé de cette procédure. L’ayant appris incidemment des mois plus tard, son équipe a interrogé le président du tribunal de commerce qui s’est refusé à tout commentaire. Procédure secrète et non-contradictoire : c’est bien une justice discrétionnaire et liberticide que le tribunal de commerce a mis en œuvre, cédant sans retenue aux demandes du groupe Valgo.
François Bouché, PDG de Valgo (600 collaborateurs, plus de 100 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2021), ne masque pas ses intentions d’en découdre. Interrogé par « Le Poulpe » avant la parution de l’enquête, il menaçait déjà de ruiner les ambitions économiques du média indépendant, avançant que des « actions juridiques pourraient avoir un impact sur les activités du Poulpe ». Depuis, il a annoncé son intention de poursuivre en diffamation le journal. Quant à l’enquête ordonnée par le tribunal de commerce, elle se poursuit dans le secret.
Signataires à l’automne dernier de l’appel « Drahi ne nous fera pas taire » pour protester contre ces recours aux tribunaux de commerce, appel signé par plus de cent médias indépendants, nous sommes pleinement solidaires des journalistes du « Poulpe ». Il revient aux pouvoirs publics de faire respecter la loi de 1881 en rendant impossible son contournement. Cette alarme, partagée par toutes les organisations de journalistes, doit être entendue.
Signataires de l’appel:
Médias: Politis, Rue89 Strasbourg, Rue89 Lyon, Street Press, Revue XXI, 6mois, La Revue dessinée, Topo, Marsactu, Reporterre, Le Bondy Blog, Disclose, Les Jours, Au Poste, Médiacités, Grand-Format, Reporterre, Mediavivant, Reflets.info, Podcastine, Mediapart, Guiti News, Revue Far Ouest, Splann !, Le Zéphyr, Oise Hebdo, Goliss Hebdo, Le Chiffon, Les Autres Voix de la Presse, Le Clairon de l’Atax, Ritimo, Inf’OGM, Blast
Organisations: le Syndicat national des journalistes (SNJ), la Fédération européenne des journalistes, Benoît Huet, avocat spécialiste du droit de la presse, Fonds pour une presse libre, Sherpa, le collectif de journalistes Les Incorrigibles, Journalism Fund Europe, la Maison des Lanceurs d’Alerte, Sphera Network
Vous êtes un média, une organisation de journalistes ou une association de défense de la liberté de la presse, signez cet appel en envoyant un message à charlotte.clavreul@fondspresselibre.org.
[EDIT : 01/06/2023 – 21h30]